Tibet secret
lundi 22 décembre 2008 par Rédaction
Dédié à Tenzin Delek Rinpoche, Bangri Rinpoche (Jigme Tenzin Nyima) et Lobsang Tenzin [1] qui sont emprisonnés.
Quand j’y pense, qu’ont-ils à voir avec moi ?
Palden Gyatso [2], emprisonné durant 33 ans ;
Ngawang Sangdrol, enfermée depuis qu’elle avait 12 ans ;
Et puis la tout juste libérée Phuntsok Nyidrol ;
Et Lobsang Tenzin [1], emprisonné quelque part.
Je ne les connais pas, je vous assure, je n’ai même pas vu leurs photos.
J’ai seulement vu sur le web, devant un vieux lama,
Des fers, des couteaux affilés, des aiguillons pour le bétail aux multiples usages. [3]
Une peau flasque, des joues décharnées, des rides profondes,
Un charme que l’on reconnaît, remontant à sa jeunesse,
Une beauté qui n’appartient pas à ce monde.
Devenu moine à un âge précoce,
Son visage rayonne de l’esprit du Bouddha.
Octobre, à l’extérieur de Pékin, le vent frais de l’automne, un monde changé.
J’étais en train de lire la biographie que j’avais téléchargée à Lhassa,
Regardant du dehors les êtres sensibles du Pays des Neiges écrasés
Par des sabots de fer. Palden Gyatso, d’une voix douce :
"J’ai passé la plus grande partie de ma vie dans des prisons
Construites par les Chinois dans mon propre pays ".
Et à travers la voix d’un autre,
On peut "reconnaître les mots du pardon".
De temps en temps, le démon masqué révèle son vrai visage,
Effrayant même les anciennes divinités.
Malgré tout, les défis ont enhardi les Existences ordinaires,
Qui changent les prières dans les nuits profondes en cris sous le soleil,
Qui transforment les plaintes derrière les hauts murs en chants qui se propagent au loin.
Ils sont arrêtés ! Peines aggravées ! Condamnations à mort !
Exécutions reportées ! Révolvérisés !
Je reste habituellement silencieuse parce que je n’en sais pas grand chose.
Étant née et ayant grandi au son du clairon de l’A.P.L. [4],
Je suis une héritière convenable du communisme.
Œuf sous le Drapeau rouge, qui soudainement se fend et qui s’ouvre.
À l’approche de l’age mûr, la colère refoulée est sur le point de s’échapper de ma gorge.
Je ne peux arrêter mes larmes face à la souffrance de Tibétains plus jeunes que moi.
II
Pourtant je connais deux affaires sérieuses de prisonniers encore dans leurs geôles.
Tous deux des tülku et des Khampas de l’Est.
Jigme Tenzin et Angang Tashi, ou Bangri et Tenzin Delek.
Ce sont les noms reçus à leur naissance et leurs noms dans le Dharma.
Comme lorsqu’on se rappelle le mot de passe oublié, ces noms
Ouvrent les grandes portes d’une mémoire récente naguère étroitement gardée.
Mais si, au tout début, dans un bureau de poste à Lhasa, il m’avait demandé
De lui écrire un télégramme, disant avec un sourire :
"Je ne sais pas comment écrire les mots en chinois".
Il a dû être le premier tülku parmi mes nombreux amis.
Une année, à l’époque du Nouvel An, nous étions allés chez un photographe
Sur le Barkhor. Devant une toile de fond minable, nous avions été pris en photo ensemble.
Je l’avais également amené à la chaîne musicale de Zhu Zheqin pour qu’il exécute d’élégantes mudrâ.
Une femme de l’Ü-Tsang portant des lunettes est devenue sa compagne.
Ils ont ouvert un orphelinat pour cinquante gosses qui mendiaient dans les rues.
J’en ai parrainé un, mais un incident a bientôt interrompu ma modeste compassion.
Pourquoi furent-ils arrêtés ? Je ne sais pas.
On a dit qu’il était arrivé quelque chose un matin,
Quelque chose comme hisser le drapeau au Lion des Neiges au pied du Potala.
J’admets ne pas avoir cherché à en savoir davantage.
Et de ne pas avoir ressenti le besoin d’aller le voir dans sa prison.
Mais si, il y a plusieurs années de cela, il observait le roulement d’une pomme
Dans le puissant courant du Yarlung Tsangpo.
"Regardez, le résultat karmique arrive".
Moi, qui avais été attirée par sa réputation, je n’ai pas su comment réagir à sa douleur.
Il était bien connu en cette ère de volte-face et de silence,
Enseignant le Dharma de village en village,
Affrontant le gouvernement sur le terrain de sa politique hypocrite.
Les paysans, les nomades et les orphelins
Qu’il élevait l’appellent Grand Lama.
Il était aussi une épine dans les yeux des officiels,
Et une écharde dans leur chair ; la retirer, le seul calmant.
Avec un tas de subterfuges, ils l’ont finalement piégé après le 11-Septembre.
Un magnifique moyen de l’accuser, au nom de "l’antiterrorisme".
En punir un pour en mettre en garde plusieurs. Ils ont dit qu’il cachait des bombes
Et de la pornographie, et même qu’il planifiait cinq ou sept attentats.
Je me rappelle que, six mois avant d’être emprisonné, il était très triste :
"Ma mère est décédée, je vais entreprendre une retraite d’un an pour elle".
Comment un disciple aussi sincère du Bouddha,
Pourrait être impliqué dans des attentats et des tueries ?
III
J’ai aussi connu Yo[nt]en Lama qui m’a enseigné les sûtra
Pour Prendre Refuge et la méditation. Au monastère de Sera,
Ses étudiants pleuraient et ils me dirent que, alors qu’il méditait,
Des voitures de police soudainement l’avaient emmené à l’abominable prison de Gutsa,
Pour son implication dans telle ou telle tentative de renverser le gouvernement.
Avec quelques moines, je fonçais le voir.
La poussière tourbillonnait sur la route qui n’était pas pavée comme aujourd’hui.
Sous le chaud soleil, nous n’avons vu que les faces glaciales des soldats armés.
Aussi soudainement qu’il avait été arrêté, il a été libéré
Par manque de preuves concrètes. Ayant survécu à cette catastrophe,
Avec une intense émotion, il m’a donné un drôle de rosaire
Fait avec des petits pains, cuits à la vapeur, de la prison,
Des fleurs jaunes brillant des bords de la fenêtre de sa cellule,
Et du sucre en poudre envoyé par sa famille.
Chaque grain portait l’empreinte de ses doigts.
La chaleur de son toucher peut encore être perçu sur chacun des grains,
Provenant de la récitation des mantra pendant ces 90 jours singuliers d’humiliation.
Tous ces 108 grains, chacun est aussi dur qu’un caillou obstiné.
Je connais aussi une nonne qui a la moitié de mon âge. Cet été-là,
Alors qu’elle défilait autour du Barkhor [5] criant le slogan
Que tous les Tibétains connaissent, un policier en civil se précipita pour lui couvrir la bouche.
Je faisais les boutiques pour trouver de jolies robes pour mes 28 ans.
Et à 14H, j’étais occupée à réussir l’examen
Pour entrer à l’université l’année suivante à Chengdu.
Une de mes dissertations était consacrée à l’A.P.L. combattant les Vietnamiens.
Sept ans plus tard, après son expulsion du couvent,
Elle faisait des courses pour un gentil négociant. Elle est minuscule
Et porte toujours un horrible bonnet de laine, même sous un soleil ardent.
"Pourquoi ne mettez-vous pas autre chose ?".
J’ai essayé de lui donner un bonnet en tissu, elle a refusé :
"J’ai mal à la tête, la laine me soulage".
"Pourquoi ?", je n’avais jamais entendu pareille chose.
"Ils m’ont battue en prison. Mon crâne est abîmé".
Ou encore Lobten, un professionnel dont chacun enviait le brillant avenir.
Après une folle nuit à boire, il a pris seul un bus pour le monastère de Ganden.
On a dit qu’il avait lancé un lungta dans le col et crié le slogan fatal
Plusieurs fois. Il a été aussitôt arrêté par la police
En poste dans le monastère. Le secrétaire du Parti a décrété :
"Des paroles sincères répandues après s’être enivré".
Une année plus tard, un ex-prisonnier de plus est devenu un vagabond
Dans les rues de Lhasa.
IV
Ayant été aussi loin dans la composition de ce poème,
C’est à contrecœur que je le transforme en accusation.
Mais parmi les prisonniers, pourquoi ceux en robes monastiques
Dépassent toujours en nombre les autres ? Cela contredit le bon sens.
Nous connaissons tous la ligne qui sépare la violence de la non-violence.
Nous sommes bien la progéniture de la sainte ogresse - sringmo,
Préférant que ce soient les moines et les nonnes qui souffrent pour nous.
Laissons-les être battus, laissons-les s’asseoir pour qu’ils usent le sol des prisons.
Supportez cela, lamas et anis [6], supportez cela pour nous.
Il n’y a aucun moyen de savoir comment ils ont torturé les corps et les esprits de chacun d’entre eux.
Ces minutes et ces secondes intolérables, ces jours et ces nuits insupportables.
En mentionnant le mot "corps", je ne peux que frissonner.
J’ai tellement peur de la douleur, une claque suffirait pour me briser.
De honte, je compte les jours pour eux, leur condamnation sans fin.
Oh, les cœurs du Tibet battent dans l’enfer de la réalité !
Malgré cela, dans les douces maisons de thé le long du Lingkhor [7],
De vains bavardages volent de table en table.
Malgré cela, dans les jardins où l’on sert du thé le long du Lingkhor
Des cadres à la retraite se distraient en jouant au mah-jong jusqu’au crépuscule.
Malgré cela, dans les petits bars le long du Lingkhor,
Des officiers pansus et ventrus s’enivrent tous les soirs.
Oh, laissez-nous être heureusement passifs ; c’est mieux que de devenir une Amchok.
"Amchok" signifie oreilles et désigne ces informateurs invisibles.
Tel un sobriquet pittoresque. Tel est l’humour lhasséen.
Des trahisons par un clin d’œil et un murmure silencieux,
Plus on trahit, plus grosse est la récompense.
Cela peut faire de vous quelqu’un d’important. Un jour, dans la rue,
Bizarrement, de façon si soudaine, j’ai dû tenir mes oreilles bien fermées,
M’inquiétant de ce qu’elles puissent tomber dans les mains de quelqu’un si je n’étais pas vigilante,
M’inquiétant de ce qu’elles puissent devenir des Amchok s’étirant dans toutes les directions,
Devenant plus fines, tel le nez de Pinocchio qui s’allonge chaque fois qu’il ment.
Combien "d’oreilles" suspectes sont autour de nous ?
Combien sont ceux soupçonnés à tort d’être des Amchok ?
Qui est une Amchok ? Qui n’en n’est pas une ?
Une pièce si absurde, c’est plus destructeur que des obus ou des boulets de canon.
Pensant à tout ceci, avec tristesse et répugnance, j’ai découvert :
Il y a un autre Tibet caché derrière le Tibet où nous vivons.
Cela rend maintenant impossible pour moi d’écrire ce poème avec lyrisme.
V
Je reste silencieuse. Je m’étais depuis longtemps habituée à cela
Pour une unique raison, parce que je suis remplie de peur.
Pourquoi est-ce comme cela ? Qui peut l’expliquer clairement ?
Après tout, tout le monde ressent la même chose, je suppose.
Quelqu’un a dit : "Le sentiment de peur des Tibétains peut être touché".
Mais, je voudrais dire, la vraie peur a depuis longtemps imprégné l’air, partout.
À l’évocation du passé et du présent, il éclata en sanglots,
M’effrayant. Son visage était couvert avec le châle
De sa robe bordeaux, alors que je ne pouvais pas maîtriser mon rire
Qui masquait la douleur qui avait saisi mon cœur.
Alors que les gens autour de nous me fixaient du regard avec des yeux pleins de reproches,
Il leva la tête de sa robe. Nous avons échangés nos regards.
Le plus léger frisson nous faisait prendre conscience du poids de la peur de l’autre.
Un reporter de Xinhua [8], rejeton de nomades tibétains du Nord,
Sentant l’alcool dont il était imbibé en cette soirée de festival lunaire,
Me réprima avec sa gorge et sa langue de membre du Parti :
"Vous croyez pouvoir comprendre quelque chose ?
Mais qui croyez-vous être ?
Vous croyez pouvoir changer quelque chose ?
Nous changeons tout.
Pourquoi créez-vous des problèmes ?".
Est-ce que j’enfreignais vraiment une loi ? Je voulais répliquer
Mais je n’ai vu dans son visage que la cruauté d’un chien courant.
Il y a davantage de monde, davantage de troubles graves.
Est-ce qu’ils voudraient tous se faire expulser du jeu ?
Je les entends presque chanter, de leurs voix qui psalmodient doucement :
"Lotus parfumé, qui fane sous les rayons du soleil,
Montagnes du Tibet, dont les neiges fondent sous le soleil brûlant.
Ô ! Roc du Perpétuel Espoir, protège-nous,
Nous la jeunesse qui jure d’apporter l’indépendance".
Non, non, je n’ai pas cherché à recouvrir la poésie de l’ombre de la politique,
Je m’étonne seulement d’une chose, pourquoi, en prison, les nonnes dans leur adolescence n’ont pas peur ?
Laissez-moi donc écrire, seulement pour me souvenir de mon pitoyable orgueil moral.
Bien sûr, je ne suis pas qualifiée pour comprendre quelque chose, changer quelque chose.
Je ne fais que le reconnaître dans mon for intérieur.
Loin de mon foyer, au milieu de gens d’ailleurs, d’éternels étrangers,
Avec un léger embarras, tranquillement et calmement, je dis :
Quand j’y réfléchis soigneusement, comment peuvent-ils n’avoir aucun lien avec moi ?
Et ce poème ne peut qu’exprimer mon humble respect, ma sollicitude à distance.
Ce poème de Woeser a été publié dans la Lettre du Tibet n° 78, mai 2005
[1] Vénérable Lobsang Tenzin, du monastère de Kirti, près de Ngaba (Aba en chinois), a été arrêté le 28 mars 2008.
[2] Lire Le feu sous la neige, de Palden Gyatso ;
Ed. Actes Sud, sept. 1998, 352 pages.
ISBN 978-2742718979
[3] Voir l’article sur la torture où Palden Gyatso présente les armes qui ont servis à ses geôliers à le torturer.
[4] A.P.L. : Armée Populaire de Libération
[5] Barkhor : rue qui fait le tour du Jokhang, le temple principal de Lhassa. C’est l’une des deux grandes voies de pèlerinage à Lhassa (l’autre étant le Lingkhor) (Voir ci-dessous). Le Barkhor a vu nombre de ses maisons traditionnelles tibétaines détruites ces dernières années.
[6] ani = nonne
[7] Lingkhor : voie de pélerinage faisant le tour de Lhassa.
[8] Xinhua : le journal Chine Nouvelle, organe officiel du PCC
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