Tibet interdit - Articles du Monde, 1999
mardi 2 mars 1999 par Webmestre
Une série de 4 articles de Bruno Philip parus dans le quotidien français Le Monde en 1999
Ombres chinoises au pays des Neiges
Est-ce le Tibet ? Est-ce la Chine ? Officiers d’immigration, policiers, prostituées, les Chinois ont investi le Toit du monde. Les Tibétains parlent en catimini de l’occupant et rêvent d’exil.
C’est une belle route qui se donne des airs de Chine. Comme si, à l’extrême Nord du Népal, à moins d’une centaine de kilomètres de l’empire du Milieu, il suffisait d’un rien pour que le paysage exsude la nostalgie supposée d’une estampe extrême-orientale : le toit recourbé d’une pagode à peine entrevue, une montagne où s’accroche, très haut, un arbre solitaire et dénudé, une certaine qualité de brume effilochée dans le ciel...
Pour l’heure, rien n’indique encore que le minibus parti à l’aube naissante de Katmandou nous emmène tout droit vers la Chine. Paysans népalais à la tâche derrière les buffles dans les rizières, tricycles noir et jaune de marque indienne pétaradant dans les gros villages, le long de la route, fonctionnaires à moto coiffés du topi, ce petit chapeau incurvé en forme de montagne qui est le couvre-chef officiel du gouvernement de Sa Majesté népalaise, désoeuvrement alangui d’une maréchaussée armée de bâtons. C’est l’Asie, mais avec la nonchalante apparence du Népal, poussière de royaume pris entre les mâchoires de deux géants, la Chine au nord, l’Inde au sud.
La Chine ? Oui et non... Cette Chine qui se rapproche, c’est le Tibet. Le Tibet chinois. Le Tibet occupé depuis près d’un demi-siècle par les soldats de Pékin. Le Tibet qu’immigrants et fonctionnaires chinois transforment chaque année un peu plus en colonie de l’empire. Levons la tête : ce monastère isolé, accroché à flanc de falaise, ces moines en robe rouge, le crâne rasé, grimpant un escalier interminable taillé dans le roc, oui, c’est bien le "pays des Neiges" qui s’annonce. Après avoir franchi les dernières collines entourant la vallée de Katmandou, on s’est offert le luxe d’un ultime et formidable coup d’oeil sur l’Himalaya et ses pics lointains écharpés de nuages. Puis le bus a plongé dans une vallée tropicale hérissée de cactus, a longé une rivière et, quelques heures plus tard, s’est arrêté au poste-frontière : voilà le bourg de Kodari et, enjambant le large torrent, le pont de l’Amitié, qui scelle la solidité des relations sino-népalaises : ce sont des ingénieurs chinois qui ont tracé, dans les années 70, la route Katmandou-Kodari. Mais en cachant soigneusement au gouvernement népalais que ladite route pourrait éventuellement supporter le poids de tanks. L’avantage n’était certes pas prévu dans le cahier des charges...
Autrefois, il y a vingt ans, l’endroit se drapait dans le voile de mystère propre à ces lieux d’entre-deux mondes. "Checkpoint Charlie" de l’Himalaya, Kodari était le dernier - et l’un des seuls - point de passage entre le "monde libre" du sous-continent indien et la forteresse chinoise. Depuis que les vaillants militaires de l’Armée populaire de libération avaient envahi le Tibet, en 1950, puis réprimé dans le sang le soulèvement populaire de Lhassa, en mars 1959 - forçant le dalaï-lama à s’enfuir en Inde -, la région était redevenue la terra incognita qu’elle avait été durant des décennies, quand ce "pays au-dessus des nuages" excitait l’imagination de générations d’explorateurs, d’aventuriers et d’espions.
On s’arrêtait donc au pont de Kodari, village minuscule construit au bord d’une rivière. On se trouvait face à une immense montagne qui s’élevait, juste devant, à la verticale. On scrutait maisons et bâtiments officiels du premier village sino-tibétain, Zhangmu, perché tout là-haut, mystérieux et inaccessible. A l’autre extrémité du pont, un soldat - casquette verte, étoile rouge et kalachnikov - était en faction. Non, nous ne rêvions pas : à quelques mètres, c’était le Tibet, ce Shangri-la interdit et reclus derrière le "rideau de bambou". C’était aussi la Chine de l’après-Mao, qui entrouvrait à peine ses portes. Le Tibet, lui, restait fermé aux étrangers.
Kodari a bien changé : touristes, ingénieurs chinois et commerçants tibétains s’y bousculent, dans la plus grande confusion, à l’extérieur du petit poste de douane où officient une poignée d’immigration officers népalais débordés. Il y a là des Français, des Italiens, des Américains, des Israéliens, et même un groupe de Brésiliens en partance pour Pékin. Tous vont s’offrir le frisson de l’inconnu en traversant le "pays des Neiges".
Le Tibet est à la mode : l’année 1998 restera une bonne cuvée pour les agences de voyages qui envoient des touristes en masse à l’assaut de l’ancien royaume. On s’y élance avec des images de pays occupé. On y va avec, à l’esprit, le discours des "tibétomaniaques" occidentaux et celui des stars hollywoodiennes qui se piquent de bouddhisme. On y grimpe avec l’espoir de redécouvrir, dans la fumée des lampes à beurre, le parfum oublié des religions archaïques et l’antique sagesse du bouddhisme lamaïque.
Passons la frontière. En camion, debout et accroché aux ridelles du poids lourd qui envoie sa cargaison humaine bouler de part et d’autre du véhicule. De ce côté, la route a été tellement défoncée par les pluies torrentielles de la dernière mousson que c’est le seul moyen - pour ceux qui ne peuvent s’offrir le luxe d’un 4 × 4 - de grimper vers le poste-frontière chinois. Une bonne heure de calvaire plus tard, voilà enfin Zhangmu, son bureau d’immigration moderne équipé d’ordinateurs, ses officiers des deux sexes en uniforme blanc ou bleu marine, ses changeurs au noir et les premiers bars-karaokés-restaurants.
Vision surprenante pour le voyageur avide d’exotisme et de spiritualité. Vision insolite pour celui qui a connu le Tibet il y a dix ou quinze ans, quand la "région autonome du Tibet", terminologie pékinoise pour désigner ce qui n’est plus que l’une des provinces de la République populaire de Chine, s’était, pour de bon, ouverte aux étrangers. Jusqu’à ce que des émeutes antichinoises à Lhassa, à partir de 1987, conduisent les autorités de Pékin à réaffirmer avec force leur contrôle sur le turbulent Tibet central. En réprimant brutalement toute velléité "séparatiste" et en restreignant de nouveau, et pour des années, la liberté de circulation des étrangers. Aujourd’hui encore, on ne peut pénétrer au Tibet qu’en se joignant à un groupe organisé, soit depuis Katmandou, soit depuis Chengdu, capitale de la province chinoise du Sichuan.
Il faut maintenant de nouveau changer de véhicule, grimper dans un minibus de marque chinoise et poursuivre la lente ascension vers le haut plateau. Car nous en sommes encore loin, et l’impression de dominer les collines du Népal est illusoire : notre prochaine destination, la ville de Nyalam, est bien plus haute encore, à 3.800 mètres d’altitude, là où une brèche dans la barrière himalayenne permet à la route de déboucher enfin sur ce pays austère et immense.
Nyalam. Autrefois, ce n’était qu’un petit bourg aux maisons blanches hérissées de drapeaux à prières, aux fenêtres encadrées d’une bande de peinture noire et surmontées, à la mode tibétaine, d’un petit rideau multicolore. Le vieux village est resté le même. Mais, comme souvent désormais au Tibet, un quartier chinois moderne est venu s’y accoler. Il fait froid, brumeux.
Dans la rue principale coexistent boutiques tibétaines et chinoises. Au coeur du vieux village, des lampes brillent dans le lakhang (temple) où veillent, dans une semi-obscurité, d’énigmatiques statues de Boddhisatvas. Mais tout est désert. Pas âme qui vive dans les alentours, à part deux soldats chinois, cigarette au bec, et une famille de paysans qui nourrit ses yaks.
Dans la "nouvelle ville", un karaoké-bordel jette des lumières vives dans le soir qui tombe, clignotant d’enseignes au néon et d’idéogrammes lumineux promettant des abîmes de haute félicité. On est accueilli par une jeune et belle hôtesse tibétaine : "Vous dansez ?" Le lieu est sinistre. Il n’y a qu’un homme seul en train de vider une bouteille. Quelques entraîneuses esseulées jaugent le nouveau venu d’un oeil morne et vaguement lubrique. Au plafond, une boule de verre opaque tourne, projetant des éclats de lumière scintillants sur la piste de danse.
Le programme musical est un mélange de chansons sirupeuses d’amour à la chinoise ou un remake de vieux tubes discos. A quand la technomusik ? Sans doute pour bientôt. Non, "nous ne danserons pas, merci". Ici, tout n’est que tristesse, calme et étreintes tarifées. Le Tibet ? Sans doute une autre planète. A la sortie, un vieil homme avertit : "Ne restez pas là. Le soir, les soldats saouls se battent pour les filles..."
Retour au "centre -ville". Dans l’épicerie principale, une Tibétaine en tchouba traditionnelle, la longue robe que recouvre, au niveau des hanches, le tablier aux rayures horizontales, officie derrière le comptoir en souriant aux étrangers. "Tashidélé !" ("bonjour", "bienvenue", en tibétain). Au fond de la pièce, deux indigènes en chapeau mou s’emploient méthodiquement à vider des bouteilles de bière chinoise Ruban bleu. De temps à autre, ils trinquent en choquant de petits verres à moutarde. Ils ne disent rien et regardent le vide. Quand ils sourient, leurs fausses dents clignotent de reflets cuivrés.
A côté, autre épicerie, autre temps, autre moeurs. De jeunes Tibétains et des policiers chinois vident de petits verres d’arak, l’alcool de riz, le regard fixé sur un téléviseur ultra-moderne où passe un film de Hongkong comptant les douloureuses aventures d’une jeune femme qu’un malotru s’emploie à gifler avec sauvagerie. Hurlements, musique aux tonalités dramatiques, visages figés des spectateurs. Les délices d’une nouvelle "révolution culturelle", sans doute...
Il fait nuit. L’obscurité est propice aux confidences. Au fond d’un bar, un homme parle de Nyalam et de ses colons. "J’ai le sentiment que les Chinois se conduisent avec nous un peu mieux qu’avant. Ont-ils reçu des instructions ? Je me demande combien de temps ça durera. Nous en avons vu de rudes avec eux. " Il se tait brusquement à l’arrivée d’un Chinois dans le café. Fin de la discussion à coeur ouvert. Conversation neutre sur les beautés à "couper le souffle" des paysages tibétains.
Nous quitterons Nyalam à l’aube en jetant un coup d’oeil, à travers les fenêtres embuées du minibus, sur un "monument" auquel le syndicat d’initiative local ne fait aucune publicité : la prison. C’est un petit bâtiment de torchis blanc avec une cour rectangulaire de taille modeste qui reste allumée toute la nuit, comme on peut le voir dans le jour à peine naissant. C’est ici que sont enfermés les candidats à l’exil interdit. Les quelques deux mille à trois mille Tibétains qui, bon an mal an, continuent de prendre le risque de franchir l’Himalaya pour rejoindre la "liberté" au Népal (les guillemets restent de rigueur car la police népalaise est souvent là pour rançonner - voire pour renvoyer en Chine - les réfugiés désargentés).
Mais beaucoup d’autres sont arrêtés par les patrouilles chinoises et restent des mois dans la petite prison de Nyalam. Pour l’heure, c’est vers l’est, vers Lhassa, que fonce le bus chinois avec son chauffeur aux lunettes noires, cigarette à la bouche, conduisant le véhicule de ses mains assurées gantées de laine blanche.
Bruno Philip
Source : Le Monde - 28 février 1999
Haro sur les monastères
Depuis 1996, les religieux tibétains subissent des séances de rééducation. Les Chinois veulent forcer les moines et les nonnes à ne plus soutenir celui qu’ils appellent "tête de serpent", le dalaï-lama, qui récuse l’enfant choisi par Pékin comme réincarnation des panchen-lamas
Le bus avale avec constance la route tracée dans un paysage de grande solitude. Le fond de l’air est frais, l’oxygène est raréfié. On progresse, à près de 4 000 mètres d’altitude, dans l’austère beauté du Tibet central, l’antique province de Tsang. En haut des cols, flottent les drapeaux à prières frappés de la mère de tous les mantras : "Om mani padme Hum" ("Loué sois-tu, Joyau du lotus"). Car c’est le mantra d’Avalokiteshavara, bouddha de la compassion et lointain prédécesseur mythique du dalaï-lama, dont celui-ci perpétue la réincarnation. Au Tibet, les cols sont des lieux sacrés. Pèlerins et voyageurs viennent, depuis des lustres, y déposer leurs offrandes - drapeaux, pyramides de pierre, cailloux gravés - pour honorer ces altitudes glacées où souffle l’esprit du divin.
De longues traînées de nuages défilent rapidement dans un ciel bleu hiver, d’une pureté absolue. Ici, on est au-dessus de tout, si haut, qu’on croit toucher ce ciel de la main : les couleurs sont d’une telle transparence qu’elles en deviennent presque irréelles. Comme une photo couleur retouchée avec excès. Pour preuve ce lac, loin dans la vallée, qui déploie sa langue couleur turquoise. Et autour, partout sur l’horizon brisé, aussi loin que porte le regard, le Toit du monde élève les pleins et les déliés de son architecture devant le voyageur essoufflé, tout à la fois fasciné par le décor et troublé par l’euphorie grandissante que donne le léger mal d’altitude...
Les cols se succèdent. On grimpe la Nyalam Tong la, on redescend avant de recommencer à s’élever vers la Yakrushong la, à 5 200 mètres, jouant toujours et encore à saute-montagnes dans un décor lunaire, roulant au pied des sentinelles enneigées de pics et de sommets, traçant la piste dans une vaste plaine de couleur ocre. Le long de la route, des ruines : ces squelettes noirâtres et ces vestiges brûlés rappellent l’histoire de la longue répression qui commença ici après le soulèvement des Tibétains de Lhassa contre les Chinois, il y a quarante ans, en mars 1959, et se prolongea durant les années de la révolution culturelle, lancée en 1966. Monastères et dzongs, les "châteaux" des hobereaux du Tibet féodal, en firent les frais. D’après l’opposition tibétaine en exil , seuls une vingtaine de lieux de cultes - sur quelque six mille - n’auraient pas subi les outrages de la soldatesque pékinoise ou des gardes rouges.
Le petit monastère est bâti à flanc de coteau, entre la route et la rivière, en contrebas. Il étage, sur différents niveaux de terrasses, ses cellules de moines, son lakhang, le temple, ses pièces et dépendances noircies par les lampes à beurre. Le père abbé est un drôle de bonhomme hilare, sorte de quasimodo sautillant comme un singe. Lunettes carrées, petit, bossu, assez jeune, il rigole en parlant du dernier tour qu’il a joué aux commissaires politiques chinois : depuis 1996, les monastères du Tibet central ont dû se plier aux séances de rééducation imposées par Pékin qui entend forcer les moines à renoncer, entre autres, à leur soutien à la "tête du serpent", le vocable en vigueur chez les Chinois pour désigner le dalaï-lama. Pour les religieux, ne pas se soumettre revient souvent à devoir défroquer.
"J’ai de bons contacts avec les policiers chinois de la région. Quand ils sont arrivés dans le monastère où je résidais à l’époque, j’ai accepté leur propagande. Mais je me suis débrouillé pour que le pensum ne dure pas plus de deux semaines. Et puis je suis revenu ici. Depuis, ils me laissent tranquille." Il rit. Tous n’ont pas eu cette chance : selon un récent rapport publié par le Centre tibétain pour les droits de l’homme et la démocratie, basé à Dharmsala, ville de l’exil indien du dalaï-lama, 7.156 moines et nonnes auraient été expulsés de leurs abbayes ou contraints de quitter les ordres depuis le début de la campagne de répression.
Un essaim de bonzillons est venu rejoindre le moine en chef. Des enfants d’une dizaine, d’une douzaine d’années, espiègles et farceurs, palpent avec sérieux le tissu de la veste de l’étranger avec des airs de connaisseurs. Preuve que ce monastère n’est pas trop à plaindre puisque les Chinois s’efforcent, en général, d’interdire le recrutement des adolescents dans les monastères. Une politique dont le but évident est d’en finir, à plus ou moins long terme, avec un passé pas si lointain : au début du siècle, un homme sur quatre vivait dans les lamaseries.
Latse n’est qu’un gros bourg, laid et déprimant, sur la grand route de Lhassa. Il ne mérite donc ni le détour ni le coup d’oeil, sauf que son aspect de ville pionnière illustre bien le Tibet d’aujourd’hui : une grande rue où s’alignent restaurants, boutiques, hôtels et épiceries. Une architecture fonctionnelle et répétitive, un condensé caricatural de la conception chinoise en matière d’urbanisme : une rangée d’immeubles neufs de deux ou trois étages, recouverts de faïence blanche et agrémentés de vitres bleues... La rare population qui déambule dans l’unique artère et les propriétaires des gargottes sont, eux aussi, représentatifs de la situation actuelle en région autonome du Tibet : ce sont des commerçants huis, colons chinois de religion musulmane venus sur ces lointaines hauteurs vendre des soupes de nouilles interminables que les cuisiniers frappent vigoureusement sur leurs étals avant de les ébouillanter. Ce sont aussi des Hans, l’ethnie majoritaire de la République populaire de Chine.
Prochaine étape , Shigatse. Une ville que l’on ne peut ni oublier ni contourner. Elle est là, énorme, historique, elle est la deuxième du Tibet, elle est la capitale du Tsang et fut le chef lieu des panchen-lamas, "numéro deux" de la hiérarchie de l’Eglise tibétaine. Ils étaient donc les "adjoints" du dalaï-lama. Et, à ce titre, Ils étaient révérés, comme leur supérieur direct, pour leur sagesse. Ils appartenaient d’ailleurs, parmi les cinq grandes écoles du bouddhisme tibétain, à la même que celle des Gelukpa, dite des "bonnets jaunes", ou "vertueux".
Tibétaine et chinoise, religieuse et décadente, Shigatse est laide et très belle à la fois. Bref, comme partout au Tibet, sa "lisibilité" est ambiguë. C’est une agglomération d’importance, dominée par le grand monastère du Tashi lumpo, siège historique des panchen-lamas, mais sinisée à un degré tel qu’il est parfois difficile de savoir exactement où l’on est : les mondes chinois et tibétain se mêlent et se contredisent. Grandes avenues se coupant à angles droits, monuments mégalomano-maoïstes vantant les grandioses réalisations de la République populaire, prolifération des karaokés-bars-bordels, restes de demeures tibétaines traditionnelles, présence des monastères : Shigatse est bien le patchwork habituel, architectural, humain, religieux, du Tibet d’aujourd’hui.
Le monastère du Tashi lumpo est une ville dans la ville. Un énorme complexe, fondé en 1447, mais qui, par la suite, n’a cessé d’être construit et reconstruit. Pour devenir le lieu sacré où sont conservés les restes des cinq derniers panchen-lamas. Leur ultime successeur, le dixième du nom, est, lui-même, le défunt "hôte" de l’une des formidables statues symbolisant le caractère divin des hiérarques du bouddhisme vajranayana, ou "véhicule du foudre". C’est-à-dire, en d’autres termes, ce qu’on a fini par appeler, en Occident, le lamaïsme.
Parenthèse historique et politique : le dixième panchen-lama fut un "collaborateur" du régime chinois, lorsque les soldats de l’armée populaire de libération envahirent le Tibet, en 1950. C’est vrai qu’il n’avait que dix ans, le jeune toulkou - ou réincarnation de son prédécesseur, comme le veut la filiation politico-religieuse dans le système tibétain ! Mais, appuyé par les religieux de son entourage, il ira , au nom de certains de ses précepteurs, jusqu’à célébrer le "courage et la grande sagesse" de Mao Zedong. Le panchen sera même, un temps, nommé président du Comité provisoire de la région autonome du Tibet. Un comité destiné à préparer le terrain à la naissance officielle du Tibet chinois, en 1965.
En dépit de séjours répétés en Chine, où il ne cessa, sans doute contre son gré, de faire allégeance à Pékin, il finira pourtant par se retourner contre son "protecteur". En 1962, le panchen se décide à envoyer une longue pétition à Mao, lui demandant de réviser sa politique et dénonçant les arrestations arbitraires. Le Grand Timonier ne lui pardonnera pas. C’est pour lui le début d’un long calvaire : résidence surveillée, séances d’autocritiques et emprisonnement seront son lot pendant quatorze ans.
Libéré en 1978, il osera, onze ans plus tard, exprimer son souhait de voir revenir le dalaï-lama au Tibet lors d’un discours prononcé au coeur du Tashi lumpo. Il meurt en janvier 1989, six jours après cet ultime défi. Après avoir également affirmé que la destruction de la culture tibétaine n’était pas seulement due à la révolution culturelle mais remontait aux années qui suivirent la rébellion de Lhassa, après la fuite du dalaï-lama, le 17 mars 1959. Les circonstances de sa mort continuent aujourd’hui d’être entourées de mystère. La Chine post-maoïste lui-a-t-elle fait payer sa franchise ?
Aujourd’hui, tout est calme au Tashi lumpo. Le monastère était connu pour son "irrédentisme". Mais désormais, nul ne saurait ici aller interroger un moine, un pèlerin, un religieux. On dit que certains bonzes sont des agents du régime munis de téléphones portables pour dénoncer les "dissidents"... On en est donc réduits à jouer les touristes à travers les allées empierrées du monastère, visitant les grandes salles dominées par les imposantes statues des bodhisattvas - émanations de bouddhas refusant, par altruisme, la délivrance du nirvana pour revenir aider le commun des mortels à se dégager du poids de son karma.
A côté du grand complexe monastique, comme partout au Tibet, vit la ville chinoise. Avec ses ripailleurs, ses buveurs de bières et ses putains. Comme si cet autre pays, la Chine, voulait démontrer que Shigatse la tibétaine, l’une des grandes villes saintes de la région, ne se résumait plus à la fumée mystique de ses encens, de ses statues, et de ses moines aux regards indéchiffrables. Même si la cité reste l’enjeu d’une question politico-religieuse : la désignation de la dernière réincarnation des panchen-lamas a été, en 1995, l’objet d’une controverse entre le dalaï-lama et Pékin, le souverain en exil et les Chinois n’étant pas tombés d’accord sur le choix.
Deux enfants de six ans sont ainsi devenus des pommes de discorde entre le souverain en exil et le pouvoir chinois. L’un des deux élus a été intronisé par la Chine en 1995 comme onzième panchen-lama. Le dalaï-lama en a reconnu un autre. Mais il a disparu. Faute d’avoir eu l’aval du gouvernement de Pékin. La Chine est aujourd’hui accusée par la "clique" du souverain en exil de l’avoir éliminé. Ou emprisonné. Nul ne sait si le toulkou du dalaï-lama est reclus ou mort. Pour la plupart des Tibétains, en exil ou au Tibet chinois, il est devenu le "plus jeune prisonnier politique" de la planète.
Au Tashi lumpo, alors que l’on s’aventure à pénétrer dans ce qui est sa résidence traditionnelle - c’est-à-dire, officiellement, celle de l’élu de Pékin -, des moinillons souriant mais déterminés font barrage dans le grand jardin parsemé de feuilles d’automne et ombragé de grands chênes. Comme s’ils voulaient nous empêcher de suivre la trace du disparu du Tashi lumpo. Un Tibétain cravaté, costume gris de l’apparatchik sous-galonné, s’est approché rapidement, après un coup d’oeil rapide et prudent vers ses collègues massés dans un 4 × 4 de policiers : "C’est ici qu’est censé habiter le panchen-lama. Pour l’instant, il demeure à Pékin. Enfin, peut-être... De toute façon, qu’il soit ici ou pas, nous, les Tibétains, on se moque de cet enfant qui a été reconnu par les Chinois. Pour nous, seul compte celui que le dalaï- lama a choisi. Et personne ne sait où il est ! "
Bruno Philip
Source : Le Monde - 2 mars 1999
Comme des oiseaux sur un arbre qui tremble
La Lhassa chinoise, morne et décevante, est bien loin de la mystérieuse et jadis inaccessible capitale du pays des Neiges. Hormis cette dévotion que les Tibétains ont érigée en résistance passive
Il fut un temps où, même de très loin, on ne voyait que lui : le Potala, le palais des dalaï-lamas, monument invraisemblable, sublime château kafkaïen érigé, au XVIIème siècle, sur le mont Marpori, qui se dresse depuis lors à la périphérie du centre historique de Lhassa. Aucun voyageur ivre de Tibet, aucun des rares aventuriers qui ont eu la chance d’arriver dans la ville sainte, quand le pays des Neiges était encore indépendant et isolé du reste du monde, au temps des "rois dieux", n’a jamais pu parvenir en ces lieux sans éprouver un sentiment de frayeur et d’admiration devant l’ampleur de ce colossal joyau architectural dominant la ville de sa masse blanc et rouge sang de boeuf, couronné par l’or de ses toitures.
On ne voyait donc que lui, le Potala, ses cent dix-huit mètres de haut et ses trois cent trente-six mètres de large. Aujourd’hui encore, on l’aperçoit de très loin. Mais entrons dans Lhassa et voilà qu’il disparaît. Sa masse est altérée par les hauteurs et laideurs d’une ville devenue la capitale moderne du Tibet chinois. Sur la grand-route qui mène en ville, une cimenterie dégage des nuages de fumée blanche. Des cités HLM abritant soldats et officiers de l’Armée populaire de libération, dont les aînés, précisément, "libérèrent" le Tibet, il y a presque cinquante ans, ont été construites, alignements de blocs disgracieux, déprimants, grisâtres. L’entrée de Lhassa est à dégoûter n’importe quel touriste. Plus grand-chose ne subsiste, à première vue, de la mystérieuse et naguère "inaccessible" capitale du pays des Neiges. L’avenue Pékin s’étire, interminable, alignant ses immeubles modernes, ses boutiques de "luxe", ses coiffeurs, ses restaurants, ses larges trottoirs, où se presse une foule de fonctionnaires chinois, de businessmen et de "branchés" de l’empire qui, téléphone portable vissé à l’oreille, paradent aux côtés de filles fardées et impavides.
Voici le Lhassa de l’an 2000. On avait beau avoir été prévenu, on croit rêver. Passée une "superbe" et très kitsch statue de deux yaks censés symboliser la faune du Tibet, on tombe en arrêt devant l’espace immense que les Chinois ont dégagé face au Potala. En son centre, au sommet d’un mât, flotte le drapeau rouge aux cinq étoiles de la République populaire de Chine. Comme un défi à l’Histoire que représente l’ancien palais du dalaï-lama en exil. Une fontaine aux multiples jets d’eau complète un tableau récemment agrémenté, au fond de la place, par l’une des plus grandes boîtes de nuit de la capitale. Le soir, le lieu clignote de multiples enseignes. Des Jeeps à quatre roues motrices, voire des Mercedes, y déposent une foule de nouveaux riches - Tibétains comme Chinois - qui viennent se mêler à la foule des jeunes dansant au son de la techno dans les éclairs hachés des lasers.
Mais le vieux Lhassa vit encore. Et le contraste reste grand entre ville tibétaine et ville chinoise. Surtout autour du Jokhang, la grande cathédrale, le saint des saints de Lhassa. Là, devant l’entrée du temple, se prosternent des pèlerins venus parfois, depuis les lointaines provinces du grand Tibet, à genoux et en rampant sur des centaines de kilomètres, en signe de dévotion. Mains jointes au-dessus de la tête, ils s’agenouillent, se jettent sur le sol, se relèvent, renouvellent leurs génuflexions et ainsi de suite, des centaines, des milliers de fois, jusqu’à l’épuisement.
Une rue encercle le complexe religieux, encombrée d’une foule compacte de chalands, de pèlerins, de commerçants, de mendiants, de moines et de nonnes quêtant l’obole, le tout dominé par les accents d’une musique chinoise aiguë et obsédante. Devant le Jokhang, une place moderne a été construite, où, parmi les échoppes des marchands, déambulent des policiers en uniforme et en civil. Au-dessus d’un immeuble, une caméra ne perd rien des allées et venues de la foule. Ici, en 1987 puis en 1988, des émeutes ont éclaté. En mars 1989, après une nouvelle série de manifestations, les autorités chinoises imposent, provisoirement, la loi martiale. C’est ici, aussi, que moines et nonnes ont, par la suite, multiplié les défis, poings levés, aux cris de "Vive le Tibet libre ! " Mais, depuis deux ans, plus personne n’ose ouvertement hurler sa révolte : au moindre slogan, la police s’empare des manifestants, passibles de quatre ou cinq années dans l’une des prisons de Lhassa. Les Tibétains semblent avoir choisi la voie plus prudente de la résistance passive. Une résistance subtile, muette, d’ordre culturel et religieux, qui semble constituer la seule réponse possible à la sinisation d’une ville où les Chinois représenteraient désormais 60 % à 70 % de la population : l’agglomération compte aujourd’hui 200.000 habitants, sept fois plus qu’en 1959, vient récemment d’indiquer l’agence de presse officielle, Chine nouvelle. Et l’arrivée des colons chinois - hans ou musulmans - venus des provinces voisines du Gansu, du Xinghai et du Sichuan, continue. On estime que les immigrants de l’empire du Milieu, désormais majoritaires dans l’ensemble des grandes agglomérations tibétaines, représenteraient 40 % de la population de l’ensemble de la région autonome du Tibet.
Ici, résister, c’est tourner. Tourner, toujours dans le sens des aiguilles d’une montre, pour boucler et reboucler le cercle des périmètres sacrés de la ville sainte. Tourner inlassablement autour du Jokhang pour compléter le Barkhor, chemin de la circumambulation intermédiaire autour de la cathédrale, où les moines psalmodient leurs mantras. Tourner inlassablement autour du centre-ville, longer la rivière Kyichou, passant devant l’ "île aux voleurs" - lieu de pique-nique des gens de Lhassa, devenu aujourd’hui île-casino grâce aux capitaux des mafieux de Macao -, tourner en continuant la route sur plus d’un kilomètre, tourner encore en contournant une caserne de la police et ses haut-parleurs qui crachent une musique martiale, tourner toujours et boucler alors le cercle du deuxième périmètre, le Lingkor.
Toutes ces vieilles dames édentées et souriantes, agitant d’un geste automatique leurs moulins à prières, tous ces jeunes Tibétains en costume ou ces hommes d’âge mur vêtus de peaux de mouton, tous ces pèlerins en marche qui progressent à travers les ordures accumulées dans les caniveaux le long des salons de massage des quartiers de plaisir, tous semblent ignorer les bulldozers creusant de longues saignées, futures grandes avenues destinées à faire de la ville une capitale moderne. Ils dédaignent le chaos de la circulation, murmurant, dans une sorte de plainte, leurs prières et leurs souhaits, jetant, aux coins des rues, de petites pierres qui deviendront pyramides sacrées, comme l’on en voit partout au Tibet. Non, Lhassa n’est pas morte. Ici, la dévotion est une manifestation identitaire.
Le soir, on découvre une autre Lhassa. Bars et karaokés allument leurs enseignes. Dans la lumière tamisée des maisons de passe, les "tricoteuses" attendent le client. Car ces dames tricotent avec une passion et une persévérance qui ne laissent de surprendre le voyageur. Il y aurait 1.000 bordels à Lhassa. Soit environ 3.000, 4.000 prostituées. Dans son box tendu de toile rouge, grignotant des cacahuètes, Hui, une Chinoise de dix-huit ans, grande, mince, en pantalon blanc et gilet noir, raconte sa vie : "Je viens de Tchong King, au Sichuan. Mes parents étaient au chômage. On m’a dit qu’il y avait du boulot à Lhassa." Elle s’arrête, rit, un peu gênée devant l’interprète tibétain : "Je n’aime pas Lhassa." Elle ajoute : "Non, je ne prends pas de clients tibétains." Seule dans son box, buvant une bière fade, Hui attend le soldat chinois en goguette.
Dans les ruelles de la vieille ville, des groupes de jeunes en veste de cuir, casquette de base-ball inclinée sur l’oreille et trogne de voyou, tiennent de mystérieux conciliabules. Des hommes de haute taille, la chevelure ceinte d’une sorte de foulard rouge fait de fils de coton, jouent au billard en plein air. Ce sont peut-être de fiers Khampas, ces Tibétains de l’Est à la réputation martiale qui se révoltèrent, à partir de la fin des années 50, avec l’aide de la CIA et la bénédiction de Washington. Puis, l’Amérique et le monde entier finirent par entériner la mainmise de Pékin sur le Tibet. Et les Khampas rengainèrent leurs fusils.
Un jeune s’essaie à frapper son adversaire, immobilisé, canne en main, devant le tapis vert au milieu de badauds rigolards. Une porte claque dans le vent. Des bars s’échappent les vociférations de films de Hongkong ou la musique sucrée de longs métrages en hindi importés de Bombay. Les spectateurs, le regard vide et la cigarette à la bouche, descendent d’impressionnantes quantités de bouteille de bière "Lhassa". On raconte que Deng Xiaoping encouragea un jour les brasseries de la ville "à produire plus". Pour calmer ces Tibétains turbulents. Beaucoup se sont calmés. Beaucoup boivent pour oublier la Chine.
Mais ils n’oublient pas. Cette vieille aristocrate, rencontrée dans une arrière-cour, se souvient des séances de tanzim, ces autocritiques forcées, durant la révolution culturelle. Quand ses "serviteurs, [ses] voisins, parfois [ses] amis, devaient l’insulter et [lui] crachaient à la figure". Elle sourit de toutes ses rides : "J’étais sûre qu’ils ne le faisaient pas de gaieté de coeur."
Cet homme, un ancien fonctionnaire de l’entourage du dalaï-lama, est, lui aussi, resté à Lhassa après la fuite en Inde du chef de l’Eglise tibétaine, le 19 mars 1959. Il a vécu les trois jours terribles du soulèvement armé qui s’ensuivit. Trois jours de combats acharnés à la mitrailleuse et au mortier entre soldats chinois et insurgés. Les Tibétains furent écrasés. Bilan : au moins 3.000 tués. "Le bouddhisme est une religion prônant la compassion. Mais j’ai tout de même du mal à pardonner aux Chinois", admet le vieil homme. Il a fait vingt et un ans de prison pour avoir participé au soulèvement. Il a connu les camps de travail, ceux où l’on "partait à trois cents et dont pas plus d’une trentaine ne survivaient".
Si la répression commença vraiment après ces journées noires de mars 1959, dont les Tibétains s’apprêtent à célébrer l’anniversaire, elle fut encore plus terrible par la suite. Quand les Chinois forçaient moines et nonnes à s’accoupler en public, quand se multipliaient les exécutions sommaires et que les monastères étaient détruits. Le quotidien indien The Times of India, citant des sources du gouvernement en exil du dalaï-lama, publiait récemment des chiffres éloquents, que nous rapporte aujourd’hui l’historien français Laurent Deshayes : "Entre 1951 et 1983, sachant que la décennie 1966-1976 a été la plus meurtrière, environ 432.000 personnes ont été tuées lors d’affrontements. [Avec les Chinois] 343.000 autres sont mortes de faim et 173.000 en prison. 157.000 ont été exécutées. 93.000 ont été torturées à mort. 9.000 se seraient suicidées." Faisons le compte, en un demi-siècle, depuis l’invasion chinoise, environ un million de Tibétains auraient perdu la vie : un habitant sur sept du pays des Neiges...
La scène se passe dans un monastère, quelque part dans la vallée de Lhassa. Dans la cellule monastique aux murs noircis, ils sont trois. Un gardien entre deux âges, un adolescent, un jeune homme d’une vingtaine d’années. A gauche, une grande photo : le dalaï-lama trône sous les lampes à beurre. Si la police la découvrait, les moines seraient sans doute emprisonnés. Il est interdit de posséder sur soi ou d’afficher une image du hiérarque.
En face du visage souriant de la réincarnation sur terre du Bouddha Avalokiteshvara, le bouddha de la compassion, est apposée une reproduction d’un autre genre : un Rambo en train de montrer ses biceps. "Si les Chinois viennent me chercher des noises, je leur casserai la gueule, je jouerai les Rambo", rigole le jeune moine en civil en montrant ses muscles. Soudain, l’homme change de registre : "Ici, nous avons peur. Tout le temps. Nous, les Tibétains, nous sommes comme des oiseaux sur un arbre qui tremble : on peut tomber à tout moment."
L’homme a enfilé une parka bleue, s’est coiffé d’une casquette de base-ball. Encadré de ses deux collègues, il disparaît dans la nuit. On dirait trois Tibétains comme les autres en marche vers le centre de Lhassa, un soir d’hiver.
Bruno Philip
Source : Le Monde - 3 mars 1999
A la santé de la « tête de serpent »
Un même discours sur leur identité menacée semble unir les Tibétains dans un rejet discret mais toujours vivace de la mainmise chinoise
Si la tristesse était une ville, elle s’appellerait Golmud . Ici, c’est l’extrême nord dénudé du monde tibétain. A 2.800 mètres d’altitude seulement, cette ville-transit, cette cité de pionniers chinois construite à la hâte au pied du haut plateau aligne ses avenues vides, ses HLM bétonnées, son marché couvert où s’affaire une population d’ouvriers en bleu de chauffe, de bouchers découpant des têtes de poulet et de quelques élégantes en talons hauts qui font leurs commissions en laissant errer sur le bas peuple le regard franchement hautain des parvenus. Même ici, dans ce coin de désert, nul n’échappe à la Chine post-maoïste de l’ "Enrichissez-vous" prôné par feu Deng Xiaoping.
Depuis la lointaine Lhassa, deux jours de route ont été nécessaires pour gagner ce milieu de nulle part. On arrive aux frontières du monde tibétain. Dans une région que la théocratie des dalaïs-lamas ne contrôlait qu’imparfaitement. Jadis, le Tibet était un vaste pays. Un empire énorme qui fut, entre le VIIe et le IXe siècle, l’un des plus puissants, avec le Califat et la Chine. Avant de finir par éclater il y a un peu plus de mille ans...
Pour arriver à Golmud, il a donc fallu avaler un millier de kilomètres dans un bus bondé, un voyage interminable à travers l’aridité répétitive et infinie du haut plateau, où seules les taches noires des troupeaux de yaks et la silhouette cubique de fermettes isolées viennent rompre la monotonie du paysage. A plus de 5.000 mètres, dans la gargotte d’une tenancière acariâtre qui sert sa soupe aux légumes et au porc, Tenzing, un passager de vingt ans en route pour la province du Sichuan, en a profité pour raconter, à mots couverts, ses récents démêlés avec les autorités chinoises.
Il y a une quinzaine de jours, il a essayé de fuir le Tibet pour gagner le Népal. Pendant une semaine, il a joué les trekkeurs, au pied de l’Himalaya, espérant échapper aux gardes-frontières, avec un seul sac de couchage et vêtu de son blouson de cuir. "Ils m’ont arrêté alors que j’approchais du Népal. Pendant huit jours, ils m’ont enfermé dans une cellule sans fenêtres, ils m’ont interrogé, m’accusant d’être un fuyard. Ils ont fini par me relâcher. Peut-être ont-ils cru à mon histoire de trek. Ensuite, je suis revenu à Lhassa et j’ai décidé de fuir le Tibet quand même." Il sourit tristement, en lappant sa soupe à grand bruit : "Mais, maintenant, c’est vers la Chine que je fuis." Il ajoute dans un souffle : "On ne peut pas espérer grand-chose du Tibet chinois quand on est jeune et que l’on vit à Lhassa. Il paraît que même les cadres du Parti communiste sont antichinois..."
Cette affirmation, relayée par les déclarations de plusieurs interlocuteurs rencontrés à Lhassa ou ailleurs, un fonctionnaire d’une trentaine d’années l’avait confirmée, l’avant-veille, lors d’une rencontre discrète et imprévue dans la capitale tibétaine. L’homme avait poussé à fond le niveau sonore de sa télévision, histoire d’assourdir les "oreilles" d’éventuels micros. "Je suis de ceux qui ont soutenu le principe de la révolution au Tibet", avait-il expliqué ; [C’est-à-dire l’invasion du pays par les troupes chinoises, en 1950]. Sans cette révolution, moi, le fils de paysans, je ne serais jamais devenu ce que je suis. Je ne serais pas un intellectuel. Mais je dois reconnaître que la culture tibétaine risque aujourd’hui de disparaître. C’est vrai que la propagande chinoise a raison d’affirmer qu’il y a de plus en plus de gens alphabétisés. Mais le tibétain, en tant que langue, est de moins en moins enseigné et son utilité est donc moindre qu’auparavant. Je suis très inquiet. Non seulement je suis redevenu bouddhiste et admirateur du dalaï-lama, moi qui n’avais jamais vu un monastère avant 1980, puisque, jusqu’à la mort de Mao et la chute de la "bande des quatre", toute activité religieuse était proscrite. Je suis désormais opposé à la politique chinoise à l’égard de ses minorités ethniques." L’homme s’était arrêté un moment quand l’on avait évoqué la répression en cours contre les cadres du parti soupçonnés de posséder chez eux des autels bouddhistes et de se montrer par trop religieux. Il avait réfléchi et confié dans un demi-sourire : "Je dois vous avouer que 95 % des gens du parti sont écartelés entre Marx et Bouddha." "La politique chinoise a provoqué un conflit très fort à l’intérieur du parti." Il avait conclu par ces mots : "Je garde l’espoir que ma culture survivra. Nous sommes désormais entre chien et loup, juste avant l’aube et la promesse d’un renouveau. Mais avant que ne renaisse la lumière de la culture tibétaine, il est possible que nous plongions de plus en plus dans l’obscurité..."
Retour à Golmud et à sa tristesse. Golmud, on y était presque par hasard. Sorti de la Région autonome du Tibet, il fallait pourtant bien y passer pour s’enfoncer dans l’Amdo, l’une des quatre grandes provinces du Tibet originel. Une région baptisée aujourd’hui Qinghaï, mais sinisée depuis longtemps car transformée en protectorat par la dynastie des Mandchous dès 1724.
Car si les communistes continuèrent, après 1950, à démanteler ce qui fut le grand Tibet, ils ne furent ni les premiers ni les seuls : l’empire des fils du ciel a eu, durant des lustres, et bien avant Mao, l’ambition de s’arroger des parties de ce Tibet désuni où, d’un château l’autre, on guerroyait entre fiefs. C’est pourquoi, et c’est là une étrange revanche de l’Histoire, l’invasion chinoise a fini par réunir des Tibétains issus de provinces naguère antagonistes, donnant peut-être naissance aujourd’hui à une sorte de revendication identitaire pantibétaine, qui dépasse les clivages régionaux traditionnels.
On trace maintenant la piste, droit vers le Kokonor. Ce lac, l’une des plus grandes retenues d’eau d’Asie, est légendaire. Pour les Tibétains, c’est un lac sacré. Soleil éblouissant sur une sorte de mer bleu opale, au centre d’une plaine rase et jaune que dominent des montagnes pelées, proches, nues. Au loin, se dressent des Chörtens - monuments-reliquaires que l’on rencontre partout au Tibet - , flanqués de drapeaux à prières multicolores qu’un vent violent fait flotter avec furie. On s’arrête dans une ville, le long du Kokonor.
Descente du bus. Un policier en tenue bleu marine, casquette frappée de l’inévitable étoile rouge, s’avance. Son uniforme est chinois, il est tibétain. Sourire et politesses d’usage. On s’attend à ce qu’il veuille s’informer sur les raisons de la présence de ces étrangers venus se fourvoyer sur ces terres lointaines. Pas du tout. "Bienvenue en terre tibétaine ! Quel plaisir de voir des étrangers, pour nous qui vivons sous la botte chinoise !"
Terre tibétaine, donc. Ici, se côtoie une population hétérogène : on y voit des femmes de l’Amdo, vêtues de tchouba de couleur bleue, verte, mauve, coiffées de foulard rose, leur chevelure, en une multitude de nattes qui se rejoignent au bas du dos, attachée par un savant noeud prolongé d’un camaïeu de turquoises et de pierre de corail. On y croise des lamas de choc, chevauchant des motos, vestes de brocart au vent, allant ravitailler de lointains monastères. On y voit d’autres Tibétains, emmitouflés dans leurs peaux de moutons, une manche vide, flottante et repoussée dans leur dos, comme un troisième bras. Ils sont coiffés de casquette mao ; ils affectionnent de larges lunettes de soleil carrées qui leur donnent de drôles de têtes de mafiosis du bout du monde. D’autres déambulent, engoncés dans des manteaux militaires kakis, boutonnés d’étoiles rouges. Parmi eux, se promènent des colons chinois et des huis, ces musulmans coiffés de calottes blanches. Leurs femmes sont voilées, leurs cheveux recouverts d’une mantille noire qui leur donnent des airs de veuves portugaises.
"Ici, c’est le Tibet !", répètent les deux policiers, gesticulant devant une foule de curieux. Catégoriques. Inquiétants même. Après avoir entraîné les visiteurs dans leurs chambrées, ils vont faire montre d’un comportement de plus en plus surprenant. D’abord, ils dévoilent, sur un mur de la pièce, un grand portrait du dalaï-lama, le souverain pontife tibétain en exil dont il est interdit de montrer images et photos. Ensuite, et après avoir débouché quelques bouteilles de bière et d’alcool de riz, ils finissent par tenir un discours politiquement très peu correct. "Nous sommes tibétains et fiers de l’être", vocifère l’un d’eux en trinquant. "Nous sommes prêts à mourir au nom du dalaï-lama", ajoute son comparse, verre en main. "Il n’y a pas de plus haut dignitaire que Sa Sainteté le dalaï-lama", renchérit le premier, en remplissant les verres.
Et nous voilà trinquant et retrinquant à la santé de Sa Sainteté, de la "tête de serpent", vocabulaire en vigueur pour désigner le chef de l’Eglise tibétaine en exil. Celui que le numéro un du Parti communiste de la région autonome du Tibet, un Chinois nommé Chen Kuiyuan, accuse de n’être que le responsable d’ "une clique féodale, stupide et réactionnaire". Mais les spiritueux auront, hélas !, raison des deux policiers, qui succomberont à l’enthousiasme de leur nationalisme éthylique en s’écroulant sur les lits de camp de la petite caserne. Heureusement pour eux, la salle est vide et cette vaillante démonstration de la fierté tibétaine restera ignorée du reste de la population.
Tout au long de la route qui conduit, bien plus au sud, vers le monastère de Labrang, l’un des plus grands du Tibet, d’autres langues se délieront. Au gré des rencontres avec des moines ou des jeunes hommes et femmes, une évidence finira ainsi par s’imposer : même à l’extérieur de la Région autonome du Tibet, dans ces marches de l’empire où finissait jadis le grand Tibet historique, la même résistance passive, le même discours sur leur identité menacée semble unir les Tibétains dans un rejet parfois discret mais toujours vivace de la mainmise chinoise sur leur terre.
Il y a, bien sûr, des exceptions. Comme le rimpoché de Labrang (lama de haut rang), l’abbé en chef du monastère qui séjourne souvent à Pékin et dont l’allégeance au régime permet la renaissance du bouddhisme tibétain dans cette vallée sacrée. Si la pression des autorités de Pékin sur les religieux est forte, nul n’est en fait empêché de pratiquer le bouddhisme. A la condition, pour les moines, de renoncer, entre autres, à soutenir le dalaï-lama et d’admettre que le Tibet fait partie intégrante de la "mère patrie" chinoise. En échange, les autorités reconstruisent à tour de bras monastères et temples détruits durant les noires années de la révolution culturelle.
Cette renaissance du bouddhisme, un passage à Labrang suffit à s’en rendre compte. Aujourd’hui, c’est fête. Dans le vaste complexe religieux qui abrite une école de dialectique, où philosophie et mathémathique sont encore enseignées à un millier de moines, les pèlerins affluent par centaines pour commémorer le retour de Bouddha au paradis du Tushita, quand le seigneur revint, en des temps mythiques, revoir sa mère.
La foule se presse pour déposer ses offrandes dans l’obscure cathédrale. Il y a là tout un peuple des gens de l’Amdo, vêtus de superbes tchoubas aux revers en peaux de léopard, bottés de cuir comme à la parade. Certains transportent des lampes à beurre de 1 mètre de haut. Tous, hommes, femmes et enfants, en apportent au moins une, qu’ils iront déposer au pied des grands bouddhas.
Et en ville, sur les murs des cafés et des restaurants, la photo d’un homme au léger sourire contemple les clients : c’est l’image de Tenzing Gyatso, le quatorzième dalaï-lama, qui, il y a tout juste quarante ans, a fui son pays... La photo, on le sait, est interdite. Mais ici, les Tibétains semblent s’en moquer. Tous ont peut-être en mémoire l’antique prédiction de Padmasambhava, celui qui introduisit l’enseignement du seigneur Bouddha au Tibet, voici treize siècles : "Le jour où le cheval de fer volera dans le ciel de Lhassa, aurait prophétisé le saint homme, notre peuple sera éparpillé et le dharma [la religion bouddhiste] renaîtra à l’étranger."
Bruno Philip
Source : Le Monde - 4 mars 1999
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