Lettre ouverte de Claude Arpi à Hu Jintao

dimanche 15 avril 2012 par Rédaction

Claude Arpi [1], spécialiste du Tibet et des relations sino-indiennes, écrit régulièrement sur son blog ou dans divers médias internationaux des articles sur ces questions. Voici une traduction de sa "Lettre ouverte" à Hu Jintao publiée le 28 mars 2012.

"Cher président Hu Jintao,

Je me demande si vous croyez en la loi du karma.
Vous n’utilisez sans doute pas ce terme dans votre vocabulaire marxiste, mais vous reconnaîtrez que depuis que vous avez accédé aux trois postes les plus élevés de la République populaire de Chine, vous avez été en "lien" étroit avec le Tibet.
Cela a commencé le dernier jour de la visite mémorable du Premier ministre Rajiv Gandhi en Chine (le 23 décembre 1989) ; ce jour-là, vous avez été nommé chef du Parti pour la Région autonome du Tibet. Ce fut le début de votre longue association avec le Pays des Neiges.
Durant les mois précédents, le Parti avait été tendu au sujet de la situation au Tibet : des moines et des nonnes avaient commencé à se révolter contre la "Mère-patrie".
Le 10 décembre 1988, des émeutes ont éclaté à Lhassa (selon des sources officielles, une personne est morte ; des sources non autorisées parlent de douze morts).
Beaucoup ont dû se dire : si la situation part à la dérive, la Chine pourrait suivre l’Union soviétique sur le chemin de la désintégration. Il fallait faire quelque chose.
C’est pourquoi vous, jeune cadre prometteur, avez été envoyé à Lhassa comme chef du Parti. Vous aviez un énorme défi à relever, vous deviez produire des résultats très rapidement, pour revaloir au Politburo la confiance qu’il avait placée en vous.
Vous êtes arrivé dans la province rebelle le 12 janvier 1989. Peu après, le 23 janvier, vous êtes allé au monastère de Tashilhunpo, à Shigatsé. Le vénéré Dixième Panchen Lama [2], le plus haut lama tibétain après le Dalaï Lama, vous a accompagné ; la raison officielle était la consécration d’un stupa [3] renfermant les restes d’une précédente incarnation des Panchen Lamas. A la surprise générale, dans l’exercice de ses fonctions, le Panchen Lama a dénoncé le rôle du Parti communiste au Tibet : "Bien qu’il y ait eu des progrès au Tibet depuis sa libération, ce développement a coûté plus cher qu’il n’a été bénéfique". Cela a dû être un tel choc pour vous ! Quatre jours plus tard, le Lama décédait dans des circonstances mystérieuses.
Lorsqu’une manifestation a éclaté à Lhassa, le 5 mars 1989, vous avez demandé à la Police Armée du Peuple de prendre la situation en main. Des témoins oculaires ont déclaré plus tard que ce jour-là des centaines de Tibétains avaient été tués autour du temple du Jokhang au centre de Lhassa. Cela n’a jamais pu être vérifié par des sources indépendantes.
Trois jours plus tard, avec la bénédiction de la direction centrale, vous avez décidé de déclarer la loi martiale au Tibet ; cela allait durer une année entière. C’était comme une répétition d’un autre événement considérable : la révolte des étudiants sur la place Tiananmen, d’avril à juin 1989.
Vos actions au Tibet ont peut-être été source d’inspiration pour les aînés qui avaient décidé de sauver la Chine du "chaos" dans lequel le pays se trouvait plongé.
En novembre 2002, vous avez finalement été nommé Secrétaire Général du Parti. Beaucoup d’observateurs pensent que votre "connexion karmique" avec le Tibet vous a aidé à devenir le "dirigeant en chef de la Quatrième Génération" [4]. Depuis lors, vous êtes resté l’expert du Parti communiste chinois sur le Tibet.
Quelques semaines avant de prendre le gouvernail de l’Empire du Milieu, des agences de presse ont annoncé qu’une délégation tibétaine conduite par Lodi Gyari, émissaire spécial du Dalaï Lama, était Partie à Pékin pour "dialoguer" avec votre gouvernement [5]. Bien que considérée comme une visite privée et "une opportunité pour les leaders tibétains en exil d’assister à des progrès dans leur pays d’origine", cela a soulevé de grands espoirs en Chine, et en Inde où plus de cent mille Tibétains vivent en exil.
Une année plus tôt, une politique avait été mise en place au Tibet pendant le Quatrième Forum sur le Travail au Tibet [6], sous la présidence de Jiang Zemin. Il avait été question de donner un grand élan au développement économique et social, tout en préservant la "stabilité" de la région.
Bien qu’un certain progrès ait été apporté au Tibet (en particulier avec l’ouverture de la ligne de chemin de fer jusqu’à Lhasa, en 2006), la stabilité n’a jamais été acquise. Pire, en mars-avril 2008, une agitation a de nouveau éclaté dans tout le Tibet. Cela a dû envoyer une onde de choc dans la colonne vertébrale de tous vos collègues du Politburo qui n’avaient pas votre connaissance de la situation sur le terrain, au Tibet.
Il est regrettable que malgré neuf tentatives de dialogue depuis 2002 entre les officiels de votre Ministère du Front Uni du Travail et les envoyés du Dalaï Lama [5], aucune percée n’ait pu être réalisée et aucune proposition acceptable n’ait été pu être trouvée pour l’avenir du Tibet.
Pendant que vous étiez en poste, vous avez toujours insisté sur trois points : l’émergence pacifique de la Chine, le développement scientifique et la stabilité intérieure. L’importance de la stabilité a été réitérée lors du récent Congrès national du peuple.
Lorsque vous avez convoqué le Cinquième Forum sur le Travail au Tibet [7], en janvier 2010 (auquel ont participé 300 cadres seniors du Parti, des généraux de l’Armée de Libération Populaire et vos collègues du Comité Permanent du politburo), vous avez déclaré : "Nous devons aussi comprendre, en toute humilité, que le développement et la stabilité au Tibet se heurtent encore à de grosses difficultés, à de véritables défis et que nous nous confrontons à beaucoup de situations et de problèmes nouveaux".
Bien que vous ayez fait de la stabilité le cœur de votre politique au Tibet, vous n’avez obtenu aucun résultat significatif dans les régions peuplées de nationalités minoritaires. Ces derniers mois, la contestation a pris une forme inédite : l’auto-immolation de moines et de nonnes (une trentaine en moins d’un an [8]) et des manifestations à grande échelle.
Le Tibet Daily a rapporté que lorsqu’une délégation tibétaine vous avait interpellé pendant le Congrès national du Peuple, vous les avez encouragés à promouvoir "le vieil esprit tibétain". Vous avez expliqué : "Il conviendrait de se montrer ferme contre toute sécession". Vous avez dit que le Parti au sein des autorités du Tibet doit "se concentrer sur le maintien des ’moines et des religieuses migrants’ dans la ligne [du Parti], de nettoyer et réglementer les activités religieuses, de renforcer le développement des Instituts bouddhistes du Tibet, de renforcer la gestion de la réincarnation des ’Bouddhas vivants’ [9], construire un système de gestion à long terme pour les monastères, faire avancer la réglementation et la légalisation de la gestion des monastères, d’unir les moines et nonnes patriotiques, et de réduire les facteurs de discorde dans la société."
Vous leur avez aussi dit que vous souhaitiez recruter et former des cadres du Parti qui soient "politiquement fiables, capables de maintenir l’unité nationale, fermement opposés à la sécession, et prêts à se battre contre la ’clique’ du Dalaï Lama".
Lorsque vous parlez de "stabilité", il me semble que toute votre politique consiste à dénigrer le Dalaï Lama.
Votre site China Tibet Online a publié un certain nombre de commentaires prétendument attribués à des internautes chinois : "Si le Dalaï Lama est capable de faire appel aux autres pour s’immoler par le feu, pourquoi ne le fait-il pas lui-même ? En quoi cela aide-t-il ?"
Déjà en 2008, Zhang Qingly, alors chef du Parti à Lhassa [10], avait traité le chef tibétain de "loup dans une robe de moine" [11] ; plus récemment, il a été qualifié de nazi dans des publications officielles. [12]
Est-ce que cette horrible propagande aidera à dissiper le ressentiment des Tibétains à l’égard des mesures répressives ? A mon avis, la réponse est ’non’. Mais lorsque viendra l’heure du bilan, en tant que dirigeant principal de la Chine, vous serez personnellement tenu pour responsable de l’échec de cette politique, vous, l’expert du Parti sur le Tibet.
Si vous n’arrivez pas à inverser rapidement la vapeur, votre gouvernance restera dans l’histoire comme la plus sombre dans son traitement des "minorités ethniques". Cela restera dans les annales de la République Populaire de Chine.
Il vous reste six mois pour changer cela.
Une façon de vous en sortir serait de rencontrer personnellement le Dalaï Lama et de mettre à plat la situation avec lui. N’oubliez pas qu’il demeure la clé de toute solution à la question tibétaine.
Ensemble, vous pourriez certainement trouver une solution à la question épineuse de "l’autonomie" dans les régions tibétaines. Ce point ne figure-t-il pas dans votre constitution ?
Comme premier pas, vous pourriez demander ensemble aux jeunes Tibétains d’arrêter de s’immoler.
J’espère sincèrement que vous allez courageusement faire un pas en avant ; cela pourrait sauver votre présidence et redorer l’avenir de la République Populaire de Chine.
En Inde, on croit qu’on peut changer le karma.
Salutations distinguées,
Claude Arpi"


Traduction : Tibet-info.net
Source : An Open Letter to President Hu Jintao, 28 mars 2012.
NB Les notes de bas de page et les liens, internes ou externes, ont été ajoutés par Tibet-info à des fins d’explication, d’illustration ou de compléments d’information et ne font pas partie du document officiel.

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[1] Claude Arpi, qui vit en Inde, est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont :
- "Tibet, le pays sacrifié", Claude Arpi
Calmann-Lévy, 9 sept. 2000
325 pages.
ISBN : 2702131328

- "India and Her Neighbourhood : A French Observer’s Views", Claude Arpi,
Har Anand Publications, 30 juin 2007
364 pages (en anglais)
ISBN-13 : 978-8124110973

- "TIBET : The Lost Frontier", Claude Arpi,
Lancer Publishers, octobre 2008
316 pages (en anglais)
ISBN-13 : 978-0981537849

[2] Voir le dossier Panchen Lama.

[3] Chörten, en tibétain

[4] Les quatre générations et leurs concepts/théories :

  • Mao Tsetoung (01/10/1949 au 09/09/1976) : concept de "la pensée de Mao Tsetoung"
    (Hua Guofeng (09/09/1976 au 22/12/1978), démis de ses fonctions, n’est pas compté dans les "quatre générations")
  • Deng Xiaoping (22/12/1978 au 12/10/1992) : concept de "la théorie de Deng Xiaoping",
  • Jiang Zemin (12/10/1992 au 19/09/2004) : "les trois représentations",
  • Hu Jintao (19/09/2004- ) : "concept de développement scientifique"

[5] Voir l’article "Chronologie des contacts sino-tibétains depuis 1979"

[6] Le Quatrième Forum sur le Travail au Tibet s’est tenu en juin 2001.
Le précédent (le 3ème) avait eu lieu du 20 au 23 juillet 1994.
Voir la note 7 ci-dessous pour le 5ème Forum.

[7] Le Cinquième Forum fur organisé du 18 au 20 janvier 2010, juste avant l’arrivée des envoyés spéciaux du Dalaï Lama en Chine. (Voir l’article "9ème rencontre sino-tibétaine", du 25/01/2010.)
Plus de 300 représentants de haut niveau du Parti communiste, du gouvernement et des militaires y ont participé. Ce Forum n’a été annoncé officiellement dans les médias chinois que deux jours après qu’il ne se soit terminé. Une analyse de ce Forum, basé sur les quelques annonces faites dans la presse officielle chinoise, a été réalisé par International Campaign for Tibet dans cet article.

[8] Voir l’article et la carte récapitulative des immolations.

[9] "Bouddha vivant" est le terme utilisé par le gouvernement chinois pour désigner les Tulkus. (Voir l’article "Réincarnation et reconnaissance").

[10] Zhang Qingly est resté en poste jusqu’au 25/08/2011, date à laquelle il fut remplacé par Chen Quanguo.

[11] Zhang Qingly avait également traité le Dalaï Lama de "rebut du bouddhisme".
Voir l’article "La Chine remplace le Secrétaire du Parti pour la "Région autonome du Tibet""

[12] Dans un article intitulé "7 questions au Dalaï Lama", le journal China Tibet Online indiquait dans sa question 4 : "Les remarques du Dalaï Lama nous rappellent les Nazis cruels et incontrôlés pendant la Seconde guerre mondiale. Derrière les concepts de "Voie Médiane" et "d’Autonomie véritable" du Dalaï Lama, il y a en fait l’idée d’une séparation ethnique. Quelle similitude n’y a-t-il pas avec l’Holocauste commis par Hitler sur les Juifs ?"
- Le Centre Simon Wiesenthal a exigé des excuses pour "la double diffamation" faite aux victimes de l’Holocauste et à un leader spirituel qui "a toujours défendu des valeurs que les nazis ont cherché à détruire".


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