Kesang Tseten - Entre patrie et exil

Un exilé en quête de son identité

vendredi 10 novembre 2000 par Webmestre

Un exilé d’Amérique retrouve sa patrie, le Tibet. Il est confronté à ses attentes et à la perte de ses illusions et tente de définir son identité.

Pour la première fois depuis son occupation par la Chine, le Tibet, au début des années ’80, s’est ouvert au monde. Dans la seule première année qui a suivi, il y eut probablement plus d’Occidentaux à se rendre au Tibet qu’il n’y en avait jamais eus au cours de toute son histoire.
Pour la première fois, après trente ans de séparation, les membres d’une même famille se trouvaient réunis. Ce fut, comme lors de la chute du mur de Berlin, une période à la fois pleine d’émotion et passionnante.

J’habitais alors en Amérique où j’étais étudiant. Je me souviens de ce petit groupe de Tibétains qui s’était rassemblé au Bureau du Tibet pour écouter, empli d’une immense émotion, ceux qui, de retour du Tibet, étaient venus raconter leur expérience.
Aux Etats-Unis comme ailleurs dans le monde, les médias parlaient alors fort peu du Tibet.
Pour ma part, je n’ai pris conscience de mon identité tibétaine et de mon statut d’exilé qu’assez tardivement, alors que j’étais à l’université.
La plus grande partie de mon enfance, presque dix ans, s’était passée à Kalimpong, près de Darjeeling, dans le confort d’un pensionnat presbytérien.
Les foyers du Dr Graham étaient destinés aux orphelins anglo-indiens. C’est donc en leur compagnie surtout que j’ai grandi, mais aussi avec des Bouthanais, des Sikkimais, d’autres enfants tibétains, des Népalais, des Naga, des Lushai, des Khasi.
A l’université, en Amérique, j’avais dévoré les livres qui parlaient du Tibet et étudié un peu la philosophie bouddhiste avec Robert Thurman. C’est d’ailleurs par cette approche littéraire que j’ai découvert mon identité tibétaine et que j’ai commencé à réaliser que j’étais tibétain. Malgré l’éloignement, ma connaissance du Tibet était empreinte d’une absolue passion.
Passion et éloignement, c’est souvent ainsi que l’on définit l’exil.

En 1985, quelques années après mon retour à Katmandou, j’eus la chance d’aller au Tibet. Par une ironie du sort, ce le fut en tant que guide touristique, mission qui semblait peu compatible avec mon état d’exilé.
Au début de mon périple se produisit un événement qui marqua le voyage que je fis plus tard dans mon village d’origine. C’est à Chengdu, dans un temple que nous visitions avant de prendre l’avion pour le Tibet, que je rencontrai pour la première fois des Tibétains.
Il y avait là une multitude de touristes chinois. Et, comme la religion avait été interdite depuis trois ou quatre décennies, la visite d’un temple bouddhiste prenait un caractère exotique. Soudain, de la foule grouillante des touristes émergea une famille de Tibétains. Ils étaient habillés à la tibétaine et, dans leurs cheveux tressés, les femmes arboraient des turquoises et de l’ambre. Les Chinois les prenaient pour des étrangers. Quelqu’un dans mon groupe s’exclama : "Mais qui sont ces gens-là ?".
Curieux, je m’approchai et, à ma grande surprise, les Tibétains s’adressèrent à moi en chinois. Je fis une nouvelle tentative et, à nouveau, ils me répondirent en chinois. Finalement, en tibétain, l’homme me fit savoir qu’ils étaient tibétains, puis, aussitôt, se remit à parler chinois. Troublé et désappointé, je m’éloignai.
En 1987, finalement, je me rendis à Gyelthang, mon village d’origine. C’est un endroit perdu, à l’extrême sud-est du Plateau tibétain, à 1 600 km de Lhassa.
Cette région, comme la majeure partie du Kham, fait désormais partie de la province chinoise du Yunnan. Elle est située à proximité de terres chinoises occupées par des groupes ethniques que les Chinois appellent des "nationalités minoritaires".
Je ne connaissais pas grand-chose de Gyelthang car j’avais grandi en exil. Le peu que j’en savais, je l’avais appris de ma mère - mon père étant décédé relativement jeune - et de mes compatriotes originaires de Gyelthang qui faisaient partie de ma communauté d’exil.

J’arrivais avec une certaine idée du Tibet fondée sur l’image que s’en font les exilés. Cette image identitaire a largement contribué à définir le concept d’une nation tibétaine dépendant d’un pouvoir central hégémonique. C’est ainsi que même nous, Tibétains de l’Est, nous étions censés considérer Lhassa, ses monuments, ses monastères, ses lacs et ses rivières, ses chants et la langue du Tibet central, comme des composantes typiques de l’identité tibétaine.
L’idée d’une civilisation tibétaine spécifique est, certes, bien vivante et forte, mais l’idée d’un Tibet considéré comme une entité pan-tibétaine parfaitement homogène, a pris racine en exil et cela, surtout, pour des raisons politiques. L’identité que je me devais d’assumer était, en un sens, assez générique et formée par un nationalisme d’une nouvelle sorte forgé en exil.

C’était bien qu’il en soit ainsi et, peut-être, inévitable, sauf que des lieux aussi éloignés et marginaux que Gyelthang présentaient des particularités qui ne cadraient pas avec cette image. Ainsi, par certains aspects, nos spécificités régionales, notre histoire "locale", étaient-t-elles condamnées à court terme.
Ce à quoi les réfugiés tibétains sont confrontés et réagissent avec le plus de force quand ils posent le pied au Tibet, c’est le phénomène omniprésent de sinisation, justement parce que cela remet en cause certaines de leurs hypothèses et de leurs idéalisations. Cette sinisation apparaît comme résultant, en partie, des conditions de la vie quotidienne de ces Tibétains qui prenaient mon tibétain médiocre pour le dialecte de Lhassa. Dans les chefs-lieux de préfecture, les gens qui occupaient des emplois civils avaient davantage tendance à parler chinois que tibétain.
La raison en était évidente. Les voies de la sinisation sont puissantes, omniprésentes et passent par les institutions d’Etat et la société, les affaires publiques, le monde du travail, les écoles, les bureaux de poste, les arrêts d’autobus et les horaires de cars. Et comme, pour les réalités quotidiennes, on utilise le chinois, même ceux qui parlaient couramment, et mieux que moi, la langue de Gyelthang, s’étaient convertis au chinois ou s’étaient mis à le parler.
Quant à la langue de Gyelthang, elle avait été reléguée au seul usage domestique, ce qui, pour une culture, signifie céder du terrain.
Durant les trois mois que dura mon séjour, j’assistai à la célébration du 30ème anniversaire de la fondation de la Préfecture autonome de Dechen dont mon village natal était la capitale. On eut droit à une parade, en grande pompe, des troupes dans leurs costumes d’apparat, à des courses de chevaux, des feux d’artifice, on inaugura des bâtiments - dont certains construits dans un style exagérément tibétain. Des foules étaient venues assister à la parade, écouter les discours, admirer les feux d’artifices et les lâchers de ballons, voir des courts-métrages en technicolor. Des expositions avaient été organisées pour montrer les progrès réalisés et les objectifs à atteindre pour l’an 2000.

J’étais effaré par l’apparent désir, chez les gens de Gyelthang et de Dechen, de participer à ces festivités. Tout cela était-il vrai ? Des Tibétains renforçant encore la position des Chinois au Tibet ? Etait-il possible qu’ils ne se rendent pas compte de la mascarade ? Je m’interrogeais. Par ailleurs, les gens semblaient contents. Ne s’agissait-il que d’un mela, un tamasha, comme on dit en Inde, une kermesse sans importance ?
Au cours du dîner de famille qui clôtura mon voyage, un de mes cousins me tendit un paquet enveloppé dans un beau papier. C’était le chef de la "l’Association du Peuple" qui me l’envoyait. Il contenait un livre de photos sur Gyelthang qui avait été publié la veille et des brochures en chinois sur les progrès réalisés dans la région. Mon cousin hésita un moment puis dit : "En Inde, n’aie pas de mauvaises fréquentations".
Je sentis le sang me monter au visage. Quand allaient-ils enfin comprendre ? Je voulais rendre le paquet et mettre les choses au point devant toute l’assistance. Mon cousin, qui n’était que le messager, semblait, dans sa gentillesse, n’avoir aucune idée de ce que je ressentais.

Je venais de réaliser brutalement que nous appartenions, non pas à des systèmes différents, mais à des mondes différents, que nos réalités étaient complètement autres. Entre nous, l’abîme était immense. Je venais de l’extérieur, là où vivent les Tibétains de l’exil. La Chine est l’adversaire, avec une dimension cosmique, la référence centrale à partir de laquelle, au cœur de l’exil, nous avons défini qui nous sommes.

La triste vérité est que l’occupation du Tibet, réalité qui détermine tout pour nous, se trouvait au-delà du champ de vision de mon cousin, ou de celui de la majorité des gens de Gyelthang. Non pas qu’ils soient pro-chinois ou contre le Tibet : c’est plutôt que le discours politique qui nous définit n’a pas le même sens pour eux ou, simplement, qu’il compte pour presque rien.
Non sans surprise, là où je me sentis le plus chez moi, ce fut au monastère, le vrai bastion de la culture tibétaine. Il y avait là un clergé brutalement tombé en disgrâce, des moines qui avaient souffert d’une terrible violation, celle de leur conception du monde.
La sinisation que je constatai me fit dénoncer la perte des valeurs tibétaines, leur trahison. Je devenais le détenteur des traditions du Tibet, leur défenseur, quelle que soit la faiblesse de ma position. Lors de ma première visite au monastère, un silence anormal y régnait. Des pèlerins allaient et venaient en hésitant, comme s’ils n’étaient plus bien sûrs des rituels du culte quotidien. Les moines avaient une attitude furtive de victimes ou de fugitifs poursuivis.
Comme beaucoup d’autres monastères au Tibet, celui de Gyelthang avait été rasé et réduit à l’état de ruines durant la période de vandalisme d’Etat qu’on a appelée la "Révolution culturelle".
Des lamas et des moines avaient été torturés, tués ; tous les objets religieux avaient été massivement détruits et pillés.
Puis, dans les années ’80, après le semblant de liberté qui avait accompagné les réformes de Deng Xiaoping, on avait assisté, avec la reconstruction du monastère sur la colline, à la renaissance d’un lieu de pèlerinage bouddhiste qui abritait maintenant plusieurs centaines de moines.
J’ai rencontré l’un de ces moines. La haine farouche qu’il nourrissait à l’égard des autorités chinoises n’avait rien de commun avec les bonnes raisons qu’on invoquait à propos des bureaucrates tibétains : "Nos jeunes de Gyelthang sont aveugles : parce qu’ils lisent et écrivent un peu de chinois, ils croient tout savoir. Ils nous prennent pour des idiots".
Thupten, je l’avais rencontré alors qu’il se rendait en Inde avec sa famille pour visiter des sites bouddhistes. Du court séjour qu’il avait fait dans le sud des Himalayas, Thupten avait rapporté de ces terres d’exil une image radieuse du Tibet. Une vision à partir de laquelle il lui semblait possible de réfuter la vision chauvine que les Chinois se font du Tibet.
En terre d’exil, il avait découvert une tradition bouddhiste tibétaine bien vivante et florissante et, surtout, répandue à travers le monde. Les initiations religieuses étaient pratiquées, il y avait de grands monastères, un clergé sûr de soi, des livres du Dharma, des gens venus d’ailleurs qui portaient la robe monastique et des hommes d’Etat étrangers qui rendaient hommage au Dalaï Lama. Par millions, des gens suivaient le Dharma. Il y avait des lamas et des centres du Dharma dans le monde entier. L’esprit du bouddhisme était, hors du Tibet, plus puissant que jamais. Thupten avait rapporté ces impressions avec lui lorsqu’il retourna dans son petit monde situé aux marges du Plateau tibétain, pour y poursuivre le difficile combat qu’il menait contre les "ennemis de la foi".
Dans le contexte de Gyelthang, j’eus un choc : qui est celui qui se met ainsi en quête de son identité ? C’est là, alors que tout semblait aller sens dessus-dessous, que je vis combien mon "moi" était fait de ma nostalgie et de ma désillusion. Au plus profond de mes os, de mon sang, de mon âme, je croyais auparavant que je ne pourrais vivre que comme un exilé tibétain. Etre Tibétain, être contre les Chinois, un instrument de vengeance cosmique ; être un bouddhiste tibétain, pas américain ni européen ; je pouvais participer à d’autres mondes et, pourtant, rester indépendant ; c’était une identité pleine d’avantages, d’une souplesse merveilleuse, qui permettait plusieurs façons d’être.

Je réalisai que l’indignation et la colère que je ressentais venaient, pour une grande part, de l’expérience vécue à Gyelthang et qui avait brisé l’image idéalisée que je m’étais faite du Tibet. Il en était doublement ainsi parce que, moi, je n’avais pas rempli ce haut idéal.
Ce n’est que lorsque que je m’autorisai cette approche que je me rendis compte que la sinisation et la perte de leurs traditions ­ constatées au Tibet ­ étaient des aspects extérieurs de leur vie quotidienne et non le fait d’une idéologie et qu’elles étaient normales vu le contexte. Leurs positions n’étaient pas pro-chinoises, ni la mienne un désaveu de la culture tibétaine.
Dans les deux contextes, l’un à l’intérieur, l’autre à l’extérieur du Tibet, de profonds changements étaient intervenus : les revendications portaient sur d’autres points, la modernisation, le monde lui-même. Face à l’Histoire, quarante ans sont une courte période de temps ; mais c’en est une longue dans la vie d’un homme.


Kesang Tseten a publié un livre sur son voyage au Tibet [1]. Il a également écrit le scénario du film du réalisateur népalais, Tsering Rhitar : Mukundo.

Kesang Tseten
Traduction : Catherine Galard
Publié dans Actualités Tibétaines en nov. 2000

[1] Malheureusement, nous n’avons pu retrouver les références de ce livre. Un article lui est malgré tout dédié (en anglais) sur le Tibetan Bulletin de mai-juin 2000, publié par l’administration centrale tibétaine à Dharamsala indiquant le titre : "Between homeland and exile"


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